Figures de l’usager à l’ère cybériste (1) : du citoyen au netoyen

Sur les réseaux numériques, la figure du citoyen est importante historiquement car elle a légitimé les médias depuis l’origine, notamment la presse écrite. Elle est fortement associée à l’information comme mode de connaissance et à la communication comme vecteur de débat public pour créer une opinion publique capable de s’exprimer dans les urnes de la démocratie. Cette figure est modifiée par la co-évolution avec la machine qui l’investit d’une certaine forme d’utopie politique, véhiculée en particulier par des organes prescripteurs en la matière comme la communauté virtuelle du WELL (Whole Earth ‘Lectronic Link), fondée par Howard Rheingold, une sorte de think tank alternatif sur le futur des médias et de la démocratie.

 

En mars 1996, un autre organe prescripteur, la rédaction du magazine Wired, créé par Nicholas Negroponte, directeur du media lab de MIT, propose une nouvelle rubrique « Netizen », appelant ses lecteurs  à devenir des « citoyens d’internet » ou « netoyens ». Il s’agit de présenter une alternative au fonctionnement des partis et des médias de l’ère moderne pour aller vers l’ère cybériste où les transformations de l’information entraînent elles-mêmes des transformations sociales présentées comme inévitables. Elles peuvent donner une réalité à la démocratie directe et participative par l’autonomisation responsable (empowerment) de l’individu.

 

Les tentatives de légitimation de ce discours peuvent se suivre depuis à travers deux sous-cultures particulièrement actives en ce qui concerne l’information : les hackers et les bloggers. Elles modifient la nature du processus de communication, en s’éloignant de la transmission de masse (broadcasting), et testent les possibilités des effets structurants des réseaux (networking) pour consulter leur base et obtenir de la rétroaction, de la mobilisation, de la pétition et éventuellement de la manifestation dans les rues.

 

L’activité de hacking a beaucoup évolué depuis la première description qu’en a faite Steven Lévy en 1984. Il se référait aux débuts de l’informatique, dans la Silicon Valley, où le hacker était alors un génie de la programmation (« to hack » veut dire « trouver un raccourci dans un programme »). Depuis, la figure du hacker s’est scindée en  divers types d’acteurs, avec des stratégies et des justifications différenciées. Eux-mêmes auraient tendance à se définir en relation à leur utilisation de l’informatique, souvent à des fins protestataires, pour accéder à une information gratuite et facilement échangeable. Le « Manifeste des Hackers », publié dans Phrack dès 1986 explique leur désobéissance civile par le rejet d’une réalité commerciale corrompue au profit d’une virtualité épurée où règne  « the world of the electron and the switcher, the beauty of the baud ».

 

De telles professions de foi circulent en grand nombre sur l’internet et sont marquées par une volonté de dissidence basée sur le potentiel disruptif mais contrôlé de l’électronique, qui les fait qualifier de « pirates de l’information ». L’efficacité de leur action peut se voir dans deux types d’activité : la production en code ouvert et la création de virus. Linus Torvalds, en alternative au monopole de Windows (Microsoft), a créé Linux, un système d’exploitation qui est en libre accès sur internet ; il en a laissé le code ouvert (open-source) pour encourager quiconque à le modifier (voir le site Torvarlds@x5.dejanews.com). Depuis 1997, il est utilisé par certaines corporations (dont IBM) et par environ un cinquième des serveurs de la planète. Linux bénéficie de composantes développées par la Free Software Foundation, dirigée par Richard Stallman, hacker du MIT qui compte comme titre de gloire d’avoir « cassé » les codes de sécurité d’ARPA (voir le site <Stallman.org>).  La production de virus et d’anti-virus est une stratégie plus récente, qui tend à relever du défi technologique car il s’agit moins de détruire l’information que de la capturer. Elle vise à montrer la vulnérabilité de certaines corporations qui ont contribué à hyper-commercialiser l’internet, en paralysant leurs activités.

 

Si la relation des hackers à l’information et à la médiation technologique consiste à s’en prendre à des informations spécialisées, réservées ou secrètes, par contraste les bloggers s’en prennent à l’information comme actualité et veulent palier les insuffisances du journalisme, notamment dans les médias de la presse écrite et audiovisuelle. Ils jouent sur la double médiation de l’écran pour affecter directement le dialogue entre politiciens et citoyens : l’interactivité suppose la présence d’intermédiaires, tandis que l’interaction tend à favoriser la participation directe des citoyens.  La tentation est grande alors de se passer de l’entremise du journaliste, pour établir un lien direct et ascendant entre la base et le sommet, par l’emploi du journalisme citoyen de base  notamment.

 

Les pratiques discursives de l’internet se sont donc portées sur les blogs pour solliciter la participation politique. La polysémie du mot est révélatrice des fonctionnalités de ces sites, entre simples enregistreurs d’événements et agents d’exploitation du système : log est un journal de bord dans la marine anglo-américaine, tenu par les pilotes (ce qui file la métaphore de la navigation caractéristique de l’internet). En informatique comme en audiovisuel, c’est un registre d’exploitation qui garde une trace du déroulement des programmes, à des fins d’amélioration de la performance ou de sauvegarde. Ce sont donc des sites netoyens tenus, soit par un individu, soit par un collectif qui travaille de manière collaborative à la surveillance de l’environnement, s’improvisant comme des observatoires médiatiques. Ils fonctionnent par agrégation de contenus, moins sur une base professionnelle que sur une base personnelle.

 

Leur légitimité tient à leur capacité à établir la confiance, qui est perçue comme absente dans le divorce actuel entre hommes politiques et citoyens, journalistes et citoyens. Ils sont capables de fonctionner en intelligence distribuée, en réseaux collaboratifs et en coalitions tacites, sans mandats formels. Ils ont tendance à s’impliquer pour une cause spécifique, comme dans le cas des warblogs qui ont surveillé au jour le jour la couverture de la guerre par la chaîne Fox par exemple (voir des sites comme www.back-to-iraq.com ou www.LewRockwell.com). Ils ne proposent pas nécessairement tous un agenda politique alternatif ou d’intérêt général et sont rarement encartés et encadrés par les partis classiques; ils visent l’implication citoyenne sur l’internet, avec des communautés d’intérêts très divers, progressistes tout comme conservatrices.

 

Les bloggers s’inscrivent dans la transformation de la nature du processus de communication en naviguant sur les réseaux comme zones d’échanges temporaires et espaces de réciprocité pour le partage de l’information. Ils créent ainsi une interaction en congruence entre une cause, un réseau et un support. Bien qu’elle soit non-représentative, la blogosphère est peut-être ce qui est le plus proche de l’expression d’une opinion publique en réseaux, un avant-goût d’une opinion publique mondiale en construction, opérationnelle, même si elle relève plutôt de sphéricules en manque de masse critique pour le moment. Quelques retombées de leurs actions ont lieu dans la vie réelle, où les grands organes de presse incorporent désormais des appels à bloggers sur leurs sites, sous la forme du crowd-sourcing, qui permet aux lecteurs de contribuer des informations d’actualité sur des sujets donnés. Les journalistes eux-mêmes essaient de s’appuyer sur cette force nouvelle, parfois en devenant bloggers eux-mêmes.  La technologie à elle seule ne produit pas de la culture politique mais elle peut y amener des changements en modifiant les pratiques des professionnels de la politique et du journalisme.

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