Figures de l’usager à l’ère cybériste (3) : de l’ouvrier au netayer

Sur les réseaux numériques, la figure de l’ouvrier issue de la seconde révolution industrielle se modifie aussi,  car l’écran ne modifie les modes de faire du travail, créant la confusion entre temps libre et temps salarié.   L’espace du foyer peut devenir l’espace du travail par le biais des services car la relation client-serveur, à la base du modèle de départ de l’internet, devient une relation où l’usager est à la fois pourvoyeur et consommateur d’information et peut donc inverser la logique de l’offre et de la demande : il peut proposer ses services en-ligne à partir de chez lui quand il ne travaille pas à la tâche ou au projet à partir d’un bureau délocalisé (qui peut être sa voiture ou sa maison).  Des réseaux professionnels comme LinkedIn ou généralistes comme Twitter attestent de l’ouverture de ces espaces au marché personnel et à la mise en visibilité des compétences pour se créer une e-réputation.  Les fournisseurs de services mettent désormais à disposition les moyens de production et de communication entre les mains du « prosumer », selon le néologisme d’Alvin Toffler (formé à partir de « producer » et « consumer »).

Cette nouvelle figure du travail se manifeste notamment dans la production des industries créatives, dans l’économie de la connaissance, censée caractériser la troisième révolution industrielle, autour de l’extraction de l’information et son exploitation. Avec l’écran, l’information devient la substance du marché et elle a pour caractéristique d’être une ressource naturelle qui ne se perd pas quand on s’en sert ; au contraire elle a tendance à croître, ce qui peut expliquer l’expansion et la générativité de l’écran dans la cyberéconomie. Focalisée sur la production de matière grise, donc de savoir, l’ingénierie de la connaissance est perçue comme un moteur de développement, l’avantage compétitif venant moins de la valeur-travail que de la valeur-savoir, liée au capital culturel.

 

Cette figure profite de la réunion des industries de spectacles et de services en Hollyweb, qui fonctionne sur la base du modèle régulatoire de l’information provider. Les marchands de ce type de biens ne peuvent pas prendre de grosses marges de bénéfices  (ils ne font du chiffre que par le nombre de personnes touchées), et ils doivent inverser le schéma offre-demande pour parer les aléas du manque de prévisibilité du comportement de l’usager. Les possibilités de satisfaire à une demande sans fin sont très nombreuses toutefois, du fait du stockage infini et de la ré-utilisation multiple du prototype. Chris Anderson, rédacteur en chef de Wired, y voit l’avènement de micro-cultures à publics fragmentés, offrant la possibilité à tout un chacun de choisir le produit de son choix et aussi de le créer et de le vendre.

 

Des plateformes comme Facebook, Myspace, YouTube ou Second Life visent à la production d’espaces « prêts à médiatiser », où ce qui est vendu n’est plus le contenu lui-même mais l’usage des outils de production et la maîtrise des produits finis. Les termes pour décrire ce processus productif sont souvent antinomiques. Pour James Lull, les industries créatives sur des espaces virtuels peuvent être une façon d’explorer « l’entreprenariat culturel »  (cultural entrepreneurship) et il évoque la possibilité de créer des « supercultures personnelles » (personal supercultures), complexes et stratifiées. Ulrich Beck fait référence à une collectivité paradoxale en parlant d’ « individualisation réciproque » (reciprocal individualization) pour décrire ces nouvelles transitions sociales et culturelles.

 

Le processus de travail est en fait plus comparable à du métayage car la nature de l’information et des processus de communication relève de cette pratique ancienne, qui n’est pas sans rappeler la métaphore de la machine dans le jardin. Le métayage est un type de fermage, dans lequel le propriétaire (bailleur) donne de la terre à un métayer en échange d’une partie de la récolte (souvent la moitié). Le bailleur peut partager les risques avec son métayer (à la différence d’un fermier) et intervenir directement dans la gestion de l’exploitation. Une situation similaire de netayage se produit sur l’internet à l’ère cybériste. En effet, si les entreprises du Web 2.0 distribuent les moyens de production aux masses, elles gardent pour elles les bénéfices économiques. La contribution de chacun des netayers est juste suffisante pour la subsistance mais l’ensemble profite à quelques grands propriétaires numériques, à savoir les grandes entreprises d’Hollyweb. Ces dernières font des bénéfices en utilisant principalement les revenus annexes de la publicité, tandis que les telcos « se servent » sur le coût et le temps de connexion. Elles peuvent alors opérer, selon Michel Husson, « une conversion du temps libre en temps exploité ».

 

La nature du processus de communication vise le recyclage culturel, sous des formes plus personnalisées et intimes. Si l’on considère la nature de l’information, les données échangées portent sur l’identité propre du sujet, au sein de sa culture locale. Les pratiques qui nourrissent ces industries fonctionnent sur des expériences et performances personnelles, comme le mixage et remixage, le collage et le bricolage, le butinage et l’échantillonnage, le recyclage et le décyclage,… caractéristiques des échanges sur le Web 2.0. Elles nécessitent aussi une forme de personnalisation et de localisation, pour satisfaire les besoins des individus afin qu’ils puissent exploiter leur capital social et culturel.  Elles modifient la notion de service tout comme de spectacle, par des pratiques collaboratives et des échanges sociaux qui remettent en question la notion de propriété intellectuelle, qui fait fortement débat dans ce contexte.

 

Malgré les risques réels d’exploitation (allongement de la durée du travail, précarisation de l’emploi,…), les industries créatives recèlent une promesse de démocratisation de la culture car elles peuvent surmonter les blocages liés à une distribution monopolistique des contenus, laquelle recherche toujours le plus petit dénominateur commun dans un marché. Elles peuvent réunir les netayers en communautés capables de convoquer les arts folkloriques, la gastronomie, le design, l’architecture et toutes sortes de produits culturels afin de mettre en valeur la diversité des marchés locaux et leur donner une visibilité nationale et internationale.

 

La mise en commun de ressources logistiques, humaines et techniques entre netayers pourrait donc permettre le développement de cette intelligence territoriale de la culture, qui n’est pas seulement économique mais plus largement cognitive par le renforcement des effets de réseaux, en-ligne et hors-ligne. Certains services du web commencent déjà à indiquer les prémisses de ce mouvement, qui connectent des agents intelligents autonomes, capables d’agir entre eux, d’autres sites web et d’autres individus. A l’avenir, ces réseaux territoriaux intelligents permettront sans doute à des communautés réelles et virtuelles d’optimiser leurs coûts de transaction, de gérer des équipes de création collective et des réseaux de connaissance à valeur cognitive ajoutée.

 

 

Contrat Creative Commons
Figures de l’usager à l’ère cybériste de Divina frau-Meigs est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Paternité – Pas d’Utilisation Commerciale – Pas de Modification 2.0 France.
Basé(e) sur une oeuvre à mediasmatrices.wordpress.com.
Les autorisations au-delà du champ de cette licence peuvent être obtenues à https://mediasmatrices.wordpress.com/.

Explore posts in the same categories: Rôles & Publics

Étiquettes : , , , , , ,

You can comment below, or link to this permanent URL from your own site.

Laisser un commentaire